L’arsenal nucléaire fran?ais (290 têtes déployées) est sous-dimensionné pour répondre à la menace russe (1 600 têtes déployées). ? quelles conditions la France pourrait-elle assurer une dissuasion à l’échelle européenne, alors que la protection des ?tats-Unis ne semble plus garantie ?
Dès 2020, Emmanuel Macron a proposé une réflexion sur la dimension européenne de la dissuasion nucléaire fran?aise. En ce sens, il a proposé un dialogue stratégique ainsi que des exercices nucléaires conjoints entre les partenaires européens. Cinq ans plus tard, en février 2025, Friedrich Merz, futur chancelier fédéral, a répondu à cet appel, préconisant une extension du parapluie nucléaire fran?ais à l’Allemagne alors que les ?tats-Unis de Donald Trump n’apparaissent plus comme un partenaire fiable pour protéger l’Europe.
Mais la France a-t-elle les capacités de défendre l’Europe ? L’hypothétique déploiement du parapluie nucléaire fran?ais en Europe de l’Est permettrait-il de concrétiser l’autonomie stratégique de l’Europe, lui donnant les moyens de se défendre en toute indépendance ?
La dissuasion nucléaire fran?aise face à la menace russe
? l’origine, la France a développé son armement atomique pour répondre à la menace de l’invasion soviétique et pour éviter toute dépendance vis-à-vis des ?tats-Unis. Selon une doctrine stable et régulièrement réaffirmée par le pouvoir politique, Paris utiliserait son arsenal stratégique par voie aérienne et sous-marine en cas d’attaque contre ses intérêts vitaux.
Du lundi au vendredi + le dimanche, recevez gratuitement les analyses et décryptages de nos experts pour un autre regard sur l’actualité. Abonnez-vous dès aujourd’hui !
Reste que, sans le soutien états-unien, le rapport de force appara?t largement défavorable à la France, laquelle dispose de 290 têtes nucléaires contre 1 600 têtes déployées (4 380 têtes avec les stocks) c?té russe.
Certes, la puissance explosive des ogives thermonucléaires, alliée à la portée balistique du missile mer-sol balistique stratégique fran?ais M51, permettrait de vitrifier les principales villes russes, dont Moscou.
Mais à l’inverse, il suffirait aux Russes de ? 200 secondes pour atomiser Paris ?, selon une estimation donnée à la télévision russe au sujet des missiles thermonucléaires Satan.
Cette opération classique de communication renvoie à la perspective dite du ? goutte à goutte ? consistant à détruire les villes ennemies dans un échange atomique au coup par coup, dans lequel la Russie peut compter sur son immensité pour gagner à l’usure. C’est cette potentielle vitrification réciproque qu’il faut garder à l’esprit dans le pari mutuel de la dissuasion nucléaire.
Afin de doper l’impact de la dissuasion nucléaire fran?ais, un partenariat pourrait être envisagé avec le Royaume-Uni. Puissance nucléaire depuis 1952, Londres ne possède plus que des missiles balistiques lancés par sous-marin et a décidé, depuis le Brexit, de renforcer son arsenal à 260 têtes nucléaires. Mais, bien que partageant des intérêts communs, ces deux puissances nucléaires européennes ne sont pas équivalentes.
Contrairement au Royaume-Uni, qui est membre du groupe des plans nucléaires de l’Otan et dont les ogives sont con?ues aux ?tats-Unis, la France produit ses armes sur son propre territoire et n’est soumise à aucune obligation de l’Otan, ce qui donne à Paris une grande marge de man?uvre pour définir sa doctrine. Enfin, la France reste légitime pour parler au nom de l’Union européenne, dont elle fait politiquement partie depuis sa création.
La force nucléaire fran?aise : une alternative à la dissuasion élargie des ?tats-Unis
La France est devenue officiellement une puissance atomique dès 1960 en s’appuyant sur ses propres ressources, le soutien extérieur des ?tats-Unis oscillant au gré des événements. Car l’apparition d’une force stratégique fran?aise indépendante a longuement contrarié Washington qui a cherché à la restreindre par des traités internationaux – comme le traité de 1963 limitant les essais nucléaires atmosphériques ou encore le Traité de non-prolifération (TNP) en 1968. Depuis 1974, officiellement, la force nucléaire fran?aise a un r?le dissuasif propre au sein de l’Otan, contribuant à la sécurité globale de l’Alliance en compliquant les calculs des adversaires potentiels.
Il y a près de soixante ans, la mise en place de la riposte graduée par le président Lyndon Johnson avait renforcé les doutes sur la détermination de la Maison Blanche à s’engager pleinement dans la défense de l’Europe. Aujourd’hui, la volonté du président Trump de mettre fin au soutien de son pays à l’Ukraine confirme ces soup?ons. Dès lors, des voix de plus en plus manifestes et insistantes plaident pour l’acceptation d’une force nucléaire fran?aise qui ne serait plus chimiquement pure, mais qui s’étendrait à l’échelle européenne.
Le pré-positionnement du parapluie nucléaire fran?ais en Europe de l’Est
La demande du futur chancelier allemand Friedrich Merz rejoint la proposition fran?aise d’établir un dialogue engageant les Européens dans une démarche commune. Comme l’a rappelé le ministre des armées, la définition précise de l’intérêt vital relève de la seule responsabilité du président de la République fran?aise en fonction des circonstances. Pour autant, l’emploi de l’arme nucléaire pour protéger l’Europe implique une discussion stratégique pour définir la puissance à acquérir, les intérêts à défendre et le mode de commandement du feu nucléaire.
Avancer vers le cadre d’une européanisation de la force nucléaire signifie augmenter les capacités de dissuasion et, donc, accro?tre l’arsenal fran?ais pour lui permettre de répondre aux menaces qui concernent l’ensemble des 27 ?tats membres de l’Union européenne. Cela nécessite de constituer des stocks supplémentaires de matières fissiles et donc de réactiver les usines de production de Pierrelatte (Dr?me) et Marcoule (Gard) démantelées en 1998, sacrifiées sur l’autel du désarmement unilatéral.
Le dogme de la stricte suffisance doit également être questionné. Si aujourd’hui, 290 têtes nucléaires représentent la valeur que la France accorde à la défendre de son existence, ce prix para?t négliger l’échelle du continent européen, et la logique le confirme : les puissances nucléaires de taille continentale telles que les ?tats-Unis, la Russie et bient?t la Chine déploient un arsenal à hauteur d’un millier de têtes thermonucléaires.
La remontée en puissance prendra du temps et nécessitera un effort budgétaire pour son extension européenne au travers de l’augmentation du nombre de missiles et d’avions porteurs. Outre la construction de nouvelles infrastructures dans les pays européens partenaires, le co?t pourrait dépasser 10 milliards d’euros annuels, sans compter les co?ts indirects liés à la maintenance et à la logistique. Un temps long à prendre en compte d’autant que l’offre politique et stratégique d’une protection nucléaire élargie évolue au gré des circonstances.
Alors que Berlin préférait jusqu’à présent que la France assume un r?le simplement complémentaire à la dissuasion élargie des ?tats-Unis, l’abandon de l’Ukraine par ces derniers donne une prime à l’agresseur russe. Comme l’indique Emmanuel Macron, la France pourrait en réaction proposer un prépositionnement de ses forces nucléaires dans les pays d’Europe de l’Est avec l’idée de se substituer à terme aux ?tats-Unis.
Ce parapluie nucléaire fran?ais concrétiserait l’autonomie stratégique européenne à travers le déploiement d’avions de combat à capacité nucléaire, signe de la solidarité politique européenne et rendant plus difficiles les calculs de Moscou.
La présence visible de ces avions en Europe de l’Est pourrait empêcher la Russie d’attaquer les pays en question avec des moyens conventionnels, une telle attaque risquant de provoquer une riposte nucléaire fran?aise au nom de l’Europe.
Beno?t Grémare, Chercheur associé à l'Institut d’?tudes de Stratégie et de Défense, Université Jean Moulin Lyon 3
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.